l'Aventure Chaotique des fusées Europa de 1962 à 1973

l'Aventure Chaotique des fusées Europa de 1962 à 1973

Interview de Raymond Orye responsable technique et financier du programme EUROPA par D. Redon le 19 Novembre 2002

                                                     orye raymond.jpg Raymond Orye

DR: En 1962, la Belgique décide de s'associer aux autres Etats européens dans l'Aventure de L'ELDO. Est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous percevez cette nouvelle et comment vous intégrez le CECLES-ELDO en 1963 ?

RO: Un jour, au début de l'année 1962, je lisais un article dans le quotidien Belge Le Soir, article qui expliquait que l'Europe allait mettre sur pied deux organisations: L'ELDO pour la réalisation d'un lanceur européen et L'ESRO pour la réalisation et l'opération de satellites scientifiques européens; l'article précisait que cela allait se faire dans l'année 1963, que la Belgique était très intéressée et que deux équipes distinctes seraient mises en place pour diriger ces deux organisations. Je me suis dit tout de suite " Voilà quelque chose pour moi". J'ai donc écrit à l'auteur de l'article, Mr Depasse, un diplomate Belge, devenu par la suite directeur de l'administration de L'ELDO , et qui m'a convoqué à un entretien à Bruxelles: Il voulait connaitre ma formation et mon expérience. Je lui ai expliqué mon intérêt et il m'a promis que L'ELDO examinerait mon dossier. 6 mois après, j'ai été convoqué pour une interview. Pourquoi après 6 mois? Parce que le groupe des recruteurs ne se réunissait qu'une seule fois par trimestre commandé avec le fait que je commandais une unité de réserve , cette unité de réserve ayant été rappelée, je ne pouvais m'absenter pour passer des interviews.J'ai  donc dû attendre la session suivante des interviews. finalement je n'ai été interviewé que pour L'ELDO. 6 mois plus tard, cette organisation m'a fait savoir que j'étais retenu pour un poste. Il a fallu que j'obtienne l'accord de L'Armée pour quitter, parce que j'avais encore des obligations  suite à ma formation d'ingénieur aux frais de l'état belge. Mes chefs militaires ont bien compris qu'il y avait d'autres intérêts en jeu que l'intérêt de l'armée et "m'ont laissé partir à Paris". en mars 1963, j'ai pris mes fonctions à L'ELDO.

DR : Quelles sont les personnes qui vous ont recruté à l’ELDO ?

RO : Je me souviens assez bien du Comité d’interview du moment : à part un Français (l’Ingénieur général Girardin, ancien Directeur du LRBA,  il n’y avait pratiquement que des Anglais : mon futur chef, le Brigadier Général Abate, le colonel Dutton et Monsieur Nichols, qui est ensuite Chef du personnel de l’ESA. Ce Comité était intéressé par ma formation et par mes connaissances linguistiques : outre le néerlandais, ma langue maternelle, le français, l’anglais, et l’allemand. Le Comité a émis une recommandation positive pour mon recrutement, qui est intervenu quelques mois plus tard.

DR : Pourquoi y avait-il autant d’Anglais dans la première organisation de l’ELDO ?

RO : Parce que l’ELDO c’était « un peu l’enfant » des Anglais : ils avaient pris l’initiative de proposer la création de l’ELDO, proposition qui avait été fortement appuyée par le Général de Gaulle. Vous ne vous souvenez sans doute pas que les Anglais s’étaient lancés dans le développement du missile balistique Blue Streak à ergols liquides ; ils ont compris assez rapidement que le choix des ergols liquides n’était pas adapté à la mission et ils ont eu l’idée – la bonne idée – de transformer le Blue Streak en un premier étage de lanceur de satellites. Comme en plus, le « Groupe provisoire de l’ELDO », structure intérimaire en attendant la création officielle de cette Agence, avait vu le jour à Londres, il n’est pas étonnant que les Anglais étaient bien représentés lors de la création de l'ELDO. Ce déséquilibre n’a pas duré longtemps et, dès 1964, plusieurs autres nationalités étaient représentées dans l'équipe ELDO.

DR : A l’ELDO, quelles sont les premières fonctions que vous avez occupées et quelle équipe intégrez-vous ?

RO : En 1963, la Direction Technique de l’ELDO comptait trois équipes : une équipe technique, disons d’ingénierie, une équipe opérationnelle et une équipe de planification chargée des plans et du financement du programme Europa-1. Moi, j’étais dans cette dernière équipe qui comptait alors cinq personnes. Nous étions chargés de vérifier la mise en oeuvre du développement, tant sur le plan technique que financier, fonction que l’on appelle maintenant le « contrôle de projet ». L’approche des essais en vol du lanceur Europa-1 était très différente de celle d'Ariane 1, l'avancement du développement des trois étages étant très inégal. Au début des activités de l'ELDO, le premier étage basé sur le Blue Streak avait atteint le stade de prototype et avait déjà subi des essais à feu « statiques » en Angleterre. Le deuxième étage étant de responsabilité française, leurs équipes industrielles avaient déjà acquis une expérience certaine avec le développement des engins de la force de frappe et de petits lanceurs comme Véronique ; pour ce qui est du 3ème étage, sous la responsabilité des Allemands, on peut dire que leurs équipes n'avaient pratiquement aucune expérience, tout développement dans ce domaine après la guerre leur ayant été interdit. L'ELDO décidait donc de faire une approche par étapes : on lance d’abord un premier étage actif avec des deuxième et troisième étages sous forme de maquettes inertes, mais représentatives du point de vue aérodynamique, masse, etc. Puis, on passe à l’essai en vol des premier et deuxième étages actifs, puis à la fin les trois étages sont actifs. C’était les plans, mais cela n’a pas vraiment bien marché; on en parlera après. Pour Ariane par contre, il a été décidé de ne pas suivre cette approche et de faire tous les essais en vol avec des étages « actifs » ; cette décision, qui s'est avérée payante, tenait compte des expériences acquises entretemps.

LRBA : Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques.

DR : Vous avez pu assister à des lancements d'Europa-1 à Woomera ?

RO : Eh bien non, pour différents motifs, je n’ai même jamais été à cette base Australienne, d'où se faisaient les lancements d’Europa-1.

DR : On en arrive aux problèmes qu’a rencontrés le programme Europa-1. Vous disiez tout à l’heure que chaque Etat avait son étage. Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment cela s’est passé... ?

RO : Les Etats, ou plutôt les « grands » Etats (l’Angleterre, la France et l’Allemagne) avaient réclamé le développement de « leur » étage, et ce sont eux qui négociaient et passaient les contrats de développement. Cela a été beaucoup critiqué par la suite, mais ce n’était pas illogique compte tenu des travaux effectués avant la création de l’ELDO (du moins pour ce qui est de l’Angleterre et de la France). Les Anglais avaient déjà pratiquement développé le premier étage d’Europa-1, le Blue Streak (ceci au moyen d’une licence de l’industrie américaine), les Français avaient réalisé ou étaient en train de réaliser les engins de la force de frappe et le lanceur Véronique ; par contre, et comme l’imposait le Traité de paix de la guerre 1939-1945, les Allemands n’avaient ni les structures industrielles en ce domaine, ni l’expérience nécessaire et il fallait pratiquement recommencer à zéro. Tout ceci a bien sûr été un obstacle sérieux, mais le fait d’avoir confié le développement à certains Etats n’était pas la seule cause du mauvais déroulement du programme Europa-1.

D’après moi les causes de l’échec sont multiples. Sur le plan technique, outre le manque d’expérience de certaines équipes, l’erreur qui a été faite était double : d’une part il n’y a jamais eu de gestion de « système lanceur » (notamment les études système) et d’autre part, il n’y a pas eu de gestion efficace des interfaces : un lanceur ne s’obtient pas en « empilant » trois étages. S’ajoute à cela l’absence de règles communes de gestion technique. A ces faiblesses techniques, s’ajoute le fait que les Etats Membres de l’ELDO n’ont pas voulu lui donner la responsabilité totale du développement et l’autorité technique et financière nécessaire pour gérer le programme. Il est à noter que, alors que pour le programme Europa-2 cette faiblesse a été partiellement corrigée, elle l’a été complètement pour Europa-3, l’entière responsabilité du développement étant confiée à l’ELDO.

DR : Comment s’opère alors la transition entre les programmes Europa-1 et Europa-2, qui ne fut que virtuelle ou presque, puis Europa-3 ?

RO : Europa-2 n’était pas virtuel puisqu’il a été lancé (une seule fois) : c’était un lanceur Europa-1 avec l’étage supérieur PAS (Perigee and Apogee System), cet étage devant permettre de placer un satellite d’une masse d’environ 200-300 kg en orbite de transfert géostationnaire. Ceci étant, il y a eu un changement du mode de gestion entre Europa-1 et Europa-2, les Etats ayant compris qu’il fallait renforcer l’autorité de l'Exécutif de l’ELDO ; c'est ainsi que les nouveaux développements nécessaires à la réalisation d'Europa-2 ont été réalisés sous le contrôle direct de l’ELDO, les trois étages à Europa-1 restant dans le schéma initial de gestion des étages par les Etats. Ceci n’a cependant pas permis d’éviter l’échec de son seul lancement.

DR : La plupart des Etats ayant des réflexes nationalistes avaient sans doute du mal à accepter qu'une institution internationale comme l’ELDO dirige les programmes spatiaux… ?

RO : Je ferai une distinction entre l'ESRO et l'ELDO. Pour ce qui est du premier, leurs satellites scientifiques ont été réalisés sous la responsabilité directe de l'ESRO, ceci parce que d'une part on « partait de zéro », l'Europe n'ayant pas à ce moment-là réalisé ou même commencé à réaliser des satellites, d’autre part parce que l'ampleur d’un programme de satellites est nettement inférieure à celle d’un lanceur. C’était une bonne décision, ce qui a été amplement démontré par le succès de tous les satellites ESRO. Pour l'ELDO par contre, les Etats n'ont pas voulu confier la gestion du programme Europa-1 directement à l'ELDO ; toujours d'après moi, ceci était dû d’une part au fait que le Royaume-Uni et la France avaient déjà démarré des programmes de lanceurs et souhaitaient maintenir le contrôle de ces projets « en mains propres » et, d'autre part, l'ampleur du programme. Quand les Etats ont fini par comprendre qu'il fallait confier la gestion directement à l'ELDO, il était malheureusement trop tard ; c’est ce que le Général Aubinière, alors Secrétaire général de l’ELDO, a dû constater après l’échec du vol Europa-2 (F11) en Guyane en novembre 1971.

DR : Comment se passe la transition entre Europa-2 et Europa-3 dans lequel vous êtes contrôleur de projet ?

RO : Comme je l’ai déjà dit, le programme Europa-3 était très différent des programmes antérieurs, son développement étant géré par l’ELDO. Yves Sillard, qui jusque là avait été le patron du Centre Spatial Guyanais, avait été désigné directeur de programme ; il avait constitué une équipe de projet dirigée par Hartmut Treiber, ingénieur allemand, Fréderic d'Allest et Roger Vignelles occupant des postes clés. L’ELDO lançait alors des appels d’offres systématiques suivis par leur évaluation et le choix du contractant par l’ELDO.

DR : Avant, comment cela se passait-il ?

RO : Avant, la gestion des travaux et des contrats était faite par les autorités nationales et, en me limitant aux étages propulsifs, les choix des contractants étaient faits dès le début du programme. En Angleterre, Hawker-Siddley Dynamics et Rolls-Royce développaient le Blue Streak ; en France le BPNV (Bureau Permanent Nord Vernon), une association entre Nord Aviation (pour la structure et l’étage) et le LRBA (pour la propulsion) développait l’étage Coralie. En Allemagne, l'industrie du Nord du pays (ERNO) réalisait la structure et l'étage et l'industrie du Sud du pays (Messerschmitt-Bölkow-Blohm, MBB) réalisait la propulsion et le système électrique. Ceci étant, même pour Europa-3, le choix des industriels était souvent très restreint, mais chaque industriel devait soumettre des propositions techniques et financières et des schémas de management permettant de juger si les solutions techniques répondaient aux spécifications, si les équipes étaient expérimentées et disponibles et si le financement était adéquat.

DR : En 1970-1971, on lance le programme Europa-3 ; le Général Aubinière est Secrétaire général, et Yves Sillard est Directeur de ce programme. Comment expliquez-vous l’arrivée des Français, est-ce le succès du programme Diamant qui a lancé Messieurs Aubinière et Sillard à la tête de l’ELDO ?

RO : C’est une combinaison de plusieurs choses. Il faut d’abord se remettre dans le contexte politique du moment. Les Anglais n’étaient plus « dans le coup » après leur décision politique en 1967 ou 1968 de ne plus participer au développement des lanceurs Europa ; ils s'étaient pratiquement retirés des programmes ELDO, leur rôle se limitant à la fourniture du Blue Streak pour les lancements opérationnels d'Europa-2 et de quelques équipements tels que par exemple la plateforme inertielle. Les Allemands n’étaient pas encore très avancés dans le domaine des lanceurs. Et puis, la France avait la volonté de continuer le développement d’un lanceur européen, volonté qui n'existait pas vraiment en Allemagne. Le Général Aubinière dirige le CNES dont les équipes avaient fait leurs preuves dans l'espace. Yves Sillard avait dirigé la réalisation du CSG et sa mise en oeuvre. Tous deux étaient des hommes remarquables.

DR : Comment se déroule le programme Europa-3 ; quelle fonction occupez-vous au sein de ce programme ? Dans quel sens peut-on dire qu’il est précurseur d’Ariane et quels sont vos rapports avec Yves Sillard ?

RO : La préparation du programme Europa-3 a commencé (sous le sigle ELDO-B) bien avant la création de l’équipe d’Europa-3 proprement dite : depuis 1967-1968, l'ELDO et ses Etats Membres se rendaient compte qu’il fallait un jour passer à un lanceur plus puissant vu la tendance de croissance de la masse des satellites de télécommunication, première application concrète et prometteuse de l'Espace civil. Des décisions importantes avaient déjà été prises avant l’arrivée d’Yves Sillard, sous la direction de Hans Hoffmann qui, à l’ELDO, était alors le Directeur des développements futurs. Un des premiers choix était le système propulsif du premier étage d’ELDO-B. Compte tenu d’une part de l’expérience acquise en France dans le domaine des ergols stockables et d’autre part du refus de l’Angleterre de continuer à participer au développement des lanceurs, on a dans un premier temps retenu la filière des ergols stockables (UDMH-N2O4) en choisissant un moteur en cours d'expérimentation à la SEP/Vernon, moteur qui a ensuite été baptisé « Viking » ; c’était un des points de départ de la configuration d’Europa-3. Ensuite, il y a eu des études système pour définir la configuration du lanceur, l'objectif – ambitieux, disons-le – étant de faire un lanceur à deux étages avec un premier étage L140 (140 tonnes d’ergols liquides) qui est devenu le premier étage d’Ariane 1, le deuxième étage étant doté d’un système de propulsion cryotechnique très ambitieux (le flux intégré), le H20 (20 tonnes d’hydrogène) ; ce lanceur visait une performance de l’ordre de 1500 kg en orbite de transfert géostationnaire. Cet objectif, qui a été maintenu pour Ariane-1, correspondait à la performance du lanceur américain Atlas Centaur qui était alors la référence pour les plus grands satellites de communication.

Le programme Europa-3 était en fait un pré-développement : études système, définition des étages, des systèmes électriques et de la coiffe, développement de certaines technologies ; en outre, on a pu lancer la réalisation de certains équipements à long délai d'approvisionnement (notamment les outillages pour le premier étage) ainsi que le développement du moteur Viking. Quand, fin 1972, au moment où la France a proposé le lanceur Ariane, le programme Europa-3 a été arrêté, tous les acquis d'Europa-3 pour l'étage L140 ont pu être repris par Ariane.

Entre-temps, j’ai eu la chance de faire la connaissance de la Guyane dans un contexte qui n’avait rien à voir avec Europa-3. Une délégation de parlementaires des Etats Membres de l'ELDO voulait se renseigner sur la Guyane, les lanceurs et leurs installations de lancement ; et j’ai eu le privilège d’accompagner cette délégation en tant que représentant technique de l’ELDO. On a visité la Guyane pendant une petite semaine au début 1971. Ensuite, Yves Sillard étant déjà à l'ELDO, il y a eu une mission en Guyane pour choisir le site de lancement d’Europa-3. Un site avait été retenu à Malmanouri (entre Kourou et Sinamary), site situé près de la station de télémesure Diane du CNES.

A ce sujet une petite anecdote mérite d’être mentionnée. La recherche du site Europa-3 s’était terminée par un débriefing entre le CSG et l’équipe ELDO dirigée par Yves Sillard. Plusieurs sites ayant été examinés le CSG avait fait une liste des avantages et des désavantages de chacun de ces sites. Un des désavantages du site de Malmanouri était le risque, pour le personnel et le matériel Diane, engendré par la combustion des ergols en cas d'explosion du lanceur, compte tenu des vents dominants. Yves Sillard qui, en tant que Directeur du CSG, avait été le responsable de toute l’infrastructure du CNES en Guyane, a alors dit que «l’ELDO n’était pas responsable des erreurs que le CNES aurait pu commettre », ce qui a bien faire rire tout le monde.

DR : Comment voyez-vous la naissance de la « famille Ariane » ?

RO : La « famille Ariane » (non pas dans le sens de l'ensemble des versions successives du lanceur, mais dans le sens d'un ensemble cohérent d’acteurs ayant un même objectif) et l'esprit Ariane se sont faits progressivement. On ne crée pas des liens solides par « diktat », il faut apprendre à se connaître et à régler des problemes ensemble. Ceci demande du temps : du temps pour les équipes industrielles de se connaître, d'apprendre à coopérer en appliquant des règles communes de gestion ; du temps pour les délégations, l'ESA et le CNES de se connaître, de coopérer et de régler les problèmes en tout genre qui peuvent surgir comme par exemple lors de lancements réussis ou d’échecs de lancement, l'organisation industrielle combinée avec l’exigence du « juste retour ».

Ceci étant dit, je dirais que la famille Ariane et l'esprit Ariane étaient devenus une réalité bien avant le premier lancement et se sont maintenus depuis lors. J’ajoute qu'un programme comme Ariane, qui court depuis 30 ans et a « produit » plus de 150 lancements, est une exception dans le secteur spatial européen, et ne peut que renforcer la cohésion de tous les acteurs qu'ils soient industriels ou gouvernementaux. Dans ce contexte, nous avons toujours fait valoir auprès des délégations pour les développements successifs que les retombées industrielles d’Ariane valaient entre trois et quatre fois l’investissement gouvernemental.

DR : On va revenir aux années 1972-73. Comment percevez-vous l’échec d’Europa-2, l'arrêt d'Europa-3 et la décision politique de l’arrêt des programmes ELDO ? J’ai vu avec Charles Bigot, ou avec d’autres, que certains ont quitté le monde spatial. Comment réagissez-vous ?

RO : Une fois que l’on a senti (en fait dès 1972) qu’Europa-2 était condamné, il devenait assez probable qu'on ne ferait pas Europa-3, du moins pas dans sa configuration en cours (avec un deuxième étage très ambitieux). Ceci étant, les décisions de 1972/73 ont quand même été un choc pour tout le monde. Mais ce choc est venu en même temps que la proposition française qui maintenait l'objectif stratégique de l'accès indépendant à l'espace, la proposition s'appuyant, d'une part, sur un projet réalisable avec des technologies existantes en Europe et, d'autre part, sur une proposition financière valable. Pour le personnel de l’ELDO, les décisions d’arrêter Europa-2 et Europa-3 ont été très dures et beaucoup sont partis, certains retournant dans leur société ou administration d’origine mais beaucoup ont quitté l'Espace.

DR : Comment cela s’est-il passé pour vous personnellement ?

RO : Début 1973, le patron de l’ELDO, le général Aubinière, m’a demandé si, compte tenu de ma fonction de contrôleur de projet d’Europa-3, je voulais diriger l’équipe de l’ESRO chargée du contrôle de l’exécution du programme Ariane, la Direction des lanceurs du CNES n’étant pas sous l’autorité directe du Directeur Général à l’ESRO, organisme dans lequel serait exécuté le développement Ariane. J’étais bien sûr assez déçu de l’abandon d’Europa-3 (et d’Europa-2) mais je m’étais rendu compte que ceci était devenu inévitable. La proposition du Général Aubinière m’intéressait pour plusieurs raisons : le concept d’Ariane était dicté par le pragmatisme, je connaissais la valeur des équipes Lanceur du CNES et celle des personnes qui seraient à la tête du programme. Le genre de travail à faire – le contrôle de l’exécution d’un programme lanceur – m’était familier ; finalement, et comme je suis de nature plutôt optimiste, j’étais convaincu, contrairement à certains collègues de l’ELDO, que « cela allait se faire » sachant que la France voulait que l’Europe devienne autonome en matière de moyens de lancement et que plusieurs autres Etats Membres de l’ELDO (dont la Suède, la Suisse et la Belgique) appuyaient cet objectif. J’ai donc accepté le poste et j’ai pris mes nouvelles fonctions à l’ESRO après avoir liquidé les contrats du programme de développement préparatoire d’Europa-3.

Je n’ai jamais regretté ma décision qui m’a permis de contribuer activement au déroulement du programme Ariane et à son succès. J’en profite pour dire que, alors que je n’ai pas toujours été d’accord avec les positions des Français, je « leur tire mon chapeau » pour leur initiative Ariane et pour leur constance dans la poursuite de l’objectif, cette dernière qualité s’appliquant par ailleurs aussi à la grande majorité des Etats Membres de l’ESRO puis de l’ESA. J’espère que cette attitude positive se maintiendra.

Ceci étant il faut se remettre dans le temps du package deal de 1973, où les politiques ont mis au point un schéma global donnant satisfaction à « tout le monde » : les Français obtiennent Ariane, les Anglais obtiennent les satellites de télécommunications maritimes et les Allemands obtiennent le Spacelab. C’était une bonne décision, mais ce qui était un peu gênant, c’était qu’ultérieurement, dans toutes les grandes décisions, on a dû fonctionner systématiquement par package deal ce qui n'est pas toujours facile et retarde parfois les décisions : encore maintenant, on n’arrive pas à prendre une décision importante sur un programme sans prendre les décisions sur un autre programme. Mais en Europe, les intérêts des uns et des autres ne sont pas les mêmes.

DR : Donc vous rejoignez l’ESRO…

RO : Je rejoins l’ESRO avec une petite équipe et on s’organise avec le CNES gestionnaire du programme Ariane. L'équipe de gestion de la Direction des Lanceurs du CNES était dirigée par Yves Sillard, ancien Directeur du programme Europa-3, des postes importants étant occupés par des « anciens » de cette même équipe de programme, plus particulièrement Fréderic d’Allest (qui devenait chef de projet Ariane et Roger Vignelles (qui prenait la responsabilité des premier et deuxième étages)

           frédéric d'allest99.jpg  d 'allest                                       vignelles2.jpgRoger  Vignelles

DR : Roger Vignelles vous le connaissiez, depuis … ?

RO : Je le connaissais déjà depuis quelques années, Vignelles et d’Allest ayant rejoint pratiquement en même temps l’ELDO en 1970 (si j’ai bon souvenir). Il y avait aussi plusieurs ingénieurs allemands dont le Dr Treiber de MBB. Dans l’équipe Europa-3, Sillard était le patron, Treiber chef de projet, Vignelles et d'Allest, respectivement responsable du premier et deuxième étages ; il y avait aussi un autre Allemand (dont j'ai oublié le nom), responsable du système électrique, et j'étais moi-même contrôleur de projet.

DR : Comme l’on parle des Allemands, savez-vous si les ingénieurs allemands compétents de l’époque de la deuxième guerre mondiale ont pu influencer les lanceurs européens… ?

         bringer2.jpgKarl-Heinz Bringer en 1947 au LRBA (1908-1999) inventeur moteur viking

RO : Ce sont en fait quelques Allemands qui sont à la base du moteur Viking. Karl-Heinz Bringer du LRBA à Vernon a conçu l'essentiel du moteur Viking basé sur les ergols stockables (UDMH et le N2O4) et est à l’origine de l'utilisation des turbopompes ; il faisait partie de l'équipe allemande qui avait fait la V2. Il y avait également quelques autres Allemands dans l’industrie allemande, dont un ingénieur allemand, Monsieur Mandel qui était le chef de l’équipe MBB et qui a été très actif dans le développement du troisième étage Europa-1.


DR : Le monde spatial dans les années 60, aux Etats-Unis comme en Europe, a été bâti par les techniciens allemands ?

RO : Je crois qu'il est un peu exagéré de dire que « le monde spatial a été bâti par les techniciens allemands » ; disons qu'ils ont fortement contribué à la conception et la réalisation des premiers lanceurs tant aux Etats-Unis qu'en URSS, et aussi, mais dans une moindre mesure, en Europe occidentale. Ceci a été rendu possible par l'énorme effort que les Allemands avaient fait pour le développement de la V2 pendant la guerre, des moyens en équipe et en financement pratiquement illimités étant mis en oeuvre. L'argent n'est pas uniquement le Dieu de la guerre, il l'a été et le sera toujours pour tout nouveau développement, particulièrement dans le spatial. Ceci étant, il y a eu bien avant la dernière guerre des pionniers, aux Etats-Unis (Robert Goddard), en URSS (Konstantin Tsiolkovski) et en Allemagne (Professeur Sänger).

DR : Pouvez-vous décrire en quelques mots la mise en route du programme Ariane (appelé alors LIIIS) et les principaux problèmes associés ?

RO : Parlons d'abord du schéma de gestion qui était tout à fait nouveau : l'ESA étant maître d'ouvrage du programme Ariane chargée entre autres du contrôle d’exécution, le CNES avait reçu mandat des Etats de gérer, en tant que maître d'oeuvre, ce programme européen. Ce schéma avait été proposé par la France compte tenu, d'une part, de sa contribution élevée au programme (62,5%) combinée avec son engagement de financer à 100% une marge supplémentaire (à la marge pour aléas de 20%) de 15% et, d'autre part, de l'existence d'une équipe lanceurs qui avait fait ses preuves. Il fallait donc que l'Agence et le CNES s'organisent pour respecter cet accord. Je peux dire qu'on a assez rapidement trouvé une entente avec le CNES sur les rôles respectifs de l'un et de l'autre. Plusieurs principes étaient à la base du schéma retenu. D'abord, il fallait une séparation claire entre la fonction du CNES, gestionnaire du programme, et l'Agence responsable du contrôle ; ceci impliquait notamment que le CNES était le seul interlocuteur de l'industrie, ceci afin de respecter le principe de « l'unité de commandement ». En outre, pour éviter qu'on « se marche sur les pieds » il a fallu éviter que l'Agence duplique les fonctions du CNES : ceci nous avait d'ailleurs conduit à une règle non-écrite comme quoi l'effectif de l'équipe ESA ne devait pas dépasser 10% de l'effectif du CNES. Ensuite, et comme l'Agence était chargée du contrôle de l'exécution, c'est elle qui était le seul interlocuteur des délégations tant pour les contacts individuels que dans le Conseil directeur du programme Ariane. J'en profite pour rappeler, dans le contexte des relations avec les délégations, ce qu'on peut maintenant appeler une « anecdote » mais qui jadis fut une crise majeure du programme. Apres son élection à la Présidence de la République française en 1974, Monsieur Valéry Giscard d'Estaing avait, sans doute sur proposition de son Ministre des Finances, fait bloquer des contrats de plusieurs grands programmes, dont Ariane. Cette action unilatérale, intervenue à environ un an après la décision d'Ariane, a été plutôt mal accueillie par les autres pays et par le Conseil directeur du programme Ariane ; leurs protestations et l'erreur tactique des Américains, qui avait assorti leur accord de lancement de satellites européens par des lanceurs américains de sévères restrictions dans l'utilisation de ces satellites, ont fait basculer la position française et le programme a repris sans conséquence négative réelle.

Je voudrais ajouter ici un mot sur la fameuse « réserve négative » du programme de développement d’Ariane-1. Le problème était le suivant : les contributions de l’Allemagne et de l’Italie étaient forfaitaires pendant respectivement quatre et trois ans (pour l’Allemagne initialement de 40 millions de DM par an puis étaient réactualisées une seule fois ; ce mécanisme avait été accepté par tous les Etats participants. Après un ou deux ans, ce mécanisme créait cependant un déficit de contribution dans les budgets annuels, déficit que la France a dû prendre en charge. Comme le disait une lettre du CNES, il y aurait parfois une « réserve positive » parfois une « réserve négative ». Il se fait que, même après l’actualisation des contributions allemandes et italiennes, il n’y a eu qu’une réserve… négative totalisant environ 90 MUC. A noter qu’il n’y a plus jamais eu de contributions forfaitaires pour les programmes Ariane.

DR : Je reviens sur l’arrêt de l’ELDO, et sur les ingénieurs et autres agents de l’ELDO qui sont passés au CNES, dans d'autres établissements ESA ou dans l’industrie…

RO : Cette phase a été très dure pour la plupart des gens. Une bonne partie des administratifs a disparu « du système » sauf quelques personnes dont par exemple Messieurs Nichols et Bourély, respectivement Chef du Personnel et Conseiller juridique de l'ELDO et qui ont gardé cette fonction à l'ESRO/ESA. Certains autres agents ELDO sont partis à l'ESTEC comme par exemple Franco Emiliani, ancien chef de l’équipe ELDO en Guyane qui est parti à l’ESTEC où il a d'abord travaillé sur le Spacelab. Certains sont restés à Paris : Walter Naumann, Max Hauzeur, Carlo Dana, Klaus Krüger et André Bellot. Un petit nombre d'agents ELDO est passé au CNES (tels que I. Howarth, M. Sebeo) d’autres sont retournés au CNES, dont notamment Yves Sillard, Frédéric d'Allest et Roger Vignelles ; ils ont constitué le noyau de la Direction des Lanceurs. D’autres sont partis ou repartis à l'industrie, mais je n'ai pas beaucoup de détails à ce sujet. A noter également que l'ESRO et la Commission européenne avaient monté une action commune pour aider les agents ELDO à trouver un nouvel emploi, à Bruxelles ou ailleurs ; cette action a produit des résultats, mais je ne peux pas les quantifier. Pour résumer, sur environ 300 personnes que comptait l'ELDO en début 1973, je dirais que moins de 100 sont restées à l'ESA.


franco Emiliani en 1976 2.jpg                         hauzeurmax99.jpg                                  Walter_Naumann_in_1979_.jpg 

      Franco Emiliani      (1976)                                                              Max Hauzeur                                                           Walter Neumann  (1979)

              

 

 

 



23/02/2013
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